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René Dumont, premier candidat écologiste à la Présidence française en 1974:
"CESSEZ D'ENFANTER ET DE GASPILLER!"

Paru deux jours après la Révolution des Œillets Portugaise, cet article fit la couverture de "Vlan", le 27 avril 1974.

À cette époque, l'hebdomadaire publicitaire toutes boîtes est lu également pour son rédactionnel et a une certaine influence, surtout par le fait que, dans une zone délimitée (toutes les communes non pauvres de l'agglomération bruxelloise où il est distribué), il "occupe tout le terrain", puisque déposé dans chaque boîte aux lettres.

Photo de la couverture de VLANC'est l'année où Nicolae Ceausescu devint président de la République populaire roumaine, et Helmut Schmidt, chancelier en RFA. Le régime des colonels s'effondrera en Grèce.
Ne survivront pas à 1974: Georges Pompidou, Francis Blanche, Marcel Achard, David Oïstrakh, Vittorio De Sica et Marcel Pagnol. Et cette année-là résonne encore des premiers vagissements de Yann Barthès, Marie Drucker, Doc Gyneco ou Penélope Cruz.

Hélas, le 19 mai 1974, ce sera Valéry Giscard d'Estaing qui gagnera la première présidentielle française où il y avait en lice un candidat écologiste, René Dumont.

Mon interview de ce quasi inconnu (à l'époque) du grand public aura pour titre "Cessez d'enfanter et de gaspiller!", affiché sur deux colonnes sur trois en couverture, accompagnant une grande photo noir et blanc (des cochons, en référence à la citation de Sicco Mansholt indiquée au cours de l'entretien par notre interviewé: "il faut que l'on choisisse entre les hommes et les cochons"). Tout cela, à une époque où l'avortement était encore interdit et où, pour les bons catholiques qui allaient encore en nombre à la messe tous les dimanches, les centres de planning familial, c'était le diable.

L'interview est introduite par ces mots: "Depuis que l'on connaît l'impact de media tels que la télévision, la radio ou certains organes de presse, quelques candidats se présentent aux élections sans intention réelle de remporter la bataille des suffrages. Ils préfèrent utiliser ce moment chaud de l'actualité pour diffuser des idées qui leur tiennent à cœur et ouvrir le débat politique à des sujets pour lesquels les hommes politiques n'éprouvent pas tellement d'intérêt...
Le professeur René Dumont se présente, à 69 ans, aux élections présidentielles françaises. Sociologue et écologiste réputé, il enseigne depuis 1933. Il occupe actuellement une chaire à l'Institut national agronomique de Paris-Grignon. Spécialiste des réformes agraires, de Cuba et de la décolonisation africaine, il a publié récemment un livre dont le titre nous menace, comme un coup de poing dans nos habitudes: "L'Utopie ou la Mort". Notre interlocuteur a décidé de participer à la campagne électorale française afin que l'écologie et la protection de la nature ne soient pas absentes du débat politique. Sa campagne porte principalement sur la destruction de la nature, les conséquences d'une croissance économique aveugle et les dangers créés par les centres nucléaires et l'arme atomique".

Intéressant de relire ces propos près de quarante ans plus tard et de se demander s'ils apparaîtraient, aujourd'hui, vieillots ou d'avant-garde dans les discours de nos élus "écologistes".

Voici l'interview publiée dans Pan le 17 avril 1974:

"CESSEZ D'ENFANTER ET DE GASPILLER!"

NOUS MANGEONS DEUX FOIS TROP DE VIANDE

- Bernard Hennebert: Sommes-nous à un tel point inconscients que nous participons, sans nous en rendre vraiment compte, à une vertigineuse course contre la montre?

- René Dumont: La situation actuelle est la suivante. Nous serons bientôt 4 milliards de terriens. En 1930, nous n'en étions que la moitié! En 45 ou 46 ans, la population du globe aura doublé à nouveau... On ne sait pas si les ressources alimentaires du globe pourront suivre cette évolution. L'espoir de trouver secours dans d'autres planètes est nul. Dans le demi-siècle à venir, il faudrait également construire autant de logements, d'écoles et d'hôpitaux que ceux qui furent créés depuis que le monde est monde.

Pour la production alimentaire, il faut distinguer ceux qui ont trop de ceux qui n'ont pas assez à manger. Actuellement, la situation est plus dramatique que jamais, puisque les réserves de grains que les Etats-Unis, le Canada et l'Australie possédaient depuis une vingtaine d'années ont complètement disparu. Les terres que l'on ne cultivait pas encore ont été mises en exploitation depuis 3 ou 4 ans. Notre surconsommation de viande enlève les grains et les protéines de la bouche des enfants pauvres.

Actuellement, un pays comme la Belgique achète de grandes quantités de céréales fourragères, de tourteau, de soya et d'arachide pour nourrir le bétail. Ces produits de la terre sont des aliments excellents qui pourraient nourrir ceux qui manquent d'aliments. Leur pouvoir d'achat n'est pas capable de rivaliser avec les exigences de notre "bien-être"! Les risques de famine sont plus grands que jamais.

La production d'aliments par tête d'habitant a stagné pendant une dizaine d'années dans les pays pauvres, mais, depuis 1968 - c'est-à-dire depuis près de six années -, elle accuse une baisse continue. Voilà pourquoi Sicco Mansholt m'a télégraphié le message de détresse suivant: "Il faut que l'on choisisse entre les hommes et les cochons". Si l'on donne trop de grains aux uns, il n'y en aura plus pour les autres.

Aux Etats-Unis comme en France, on a doublé la consommation de la viande en une trentaine d'années. Nous utilisons également de plus en plus d'énergie. Le monde qui se proclame libre accapare une part abusive et excessive des richesses de tous.

- Et si l'on continue?

- Comme le démontrent les travaux du Club de Rome, nous nous conduisons comme des apprentis sorciers. La pollution des eaux et de l'air va croissant. Les changements de climat que nous provoquons par nos usages excessifs de gaz carboniques peuvent atteindre dans une décade un point de non-retour à partir duquel se déclencheront une série d'évolutions imprévisibles.

Il faudrait prendre conscience le plus vite possible de la gravité de la situation. Diverses mesures correctives devraient s'envisager dès aujourd'hui: arrêter la croissance de la population, supprimer les productions industrielles inutiles.

La première de ces mesures s'applique en priorité aux populations riches, parce qu'elles polluent et gaspillent énormément. Un Américain de la banlieue de New York consomme cinq cents fois plus d'énergie et de matières minérales qu'un paysan indien. La situation des habitants de l'Europe occidentale se rapproche de celle de l'Américain...

Il faut également réduire les abus de consommation Le plus flagrant d'entre eux est inutile et très dangereux: je veux parier de l'armement. Non seulement nos armées, mais également celles des pays pauvres, se ruinent en achats d'armement.

Autre abus caractérisé: l'utilisation individuelle de l'automobile. Cette absurdité extraordinaire provoque une vie intenable, dans les villes.

Dans le tiers monde, la minorité des privilégiés au pouvoir conserve les "bonnes habitudes" qu'elle a contractées en fréquentant les universités américaines ou européennes; pour ce faire, elle prélève des budgets importants sur le revenu national qui est déjà tellement insuffisant...

Les riches sont de plus en plus riches et de moins en moins nombreux. Les pauvres sont de plus en plus démunis et de plus en plus nombreux. Ou allons-nous?

ADOPTER PLUTOT QU'ENFANTER

- Il faut arrêter la croissance de la population, d'accord. Pour contrer cette proposition, un Wallon vous fera bien vite remarquer que l'un des plus graves problèmes qui se pose à la région économique où il vit est la baisse de la démographie et le vieillissement de la population...

- En Belgique, deux ethnies vivent en compétition. Les Wallons cherchent à ne pas être minorisés par les Flamands. A l'échelle mondiale, il est cependant indispensable de bloquer l'explosion démographique. Ces inconvénients locaux ne sont donc pas comparables aux dramatiques répercussions que l'on doit attendre d'une surpopulation mondiale et d'une destruction des ressources non renouvelables de la planète.

- Envisagez-vous la limitation des naissances comme une décision, une obligation légale, ou comme un effort, une décision individuelle?

- Les deux options doivent se compléter. Que les gens se rendent compte qu'il existe assez d'enfants malheureux! Si vous avez envie d'avoir un gosse, adoptez-en un!

Une décision politique? Mais le pouvoir encourage en ce moment, financièrement, la natalité par le biais des allocations familiales! S'il est normal que les familles reçoivent une aide pour l'éducation des deux premiers enfants, qui assurent effectivement le renouvellement de la population, il est beaucoup plus critiquable de favoriser les autres enfants qui provoquent, en fait, une croissance non désirable pour le bien-être de la population mondiale.

- Quels enseignements tirez-vous de l'actuelle crise du pétrole?

- Depuis quelques mois, les pays arabes prouvent qu'ils analysent mieux qu'autrefois leurs problèmes économiques! Après la Première Guerre mondiale, nous avons prospecté les pays arabes qui étaient inconscients de l'importance des richesses pétrolières qu'ils détenaient. Moyennant quelques pourboires, les chefs religieux ou politiques de ces pays acceptaient que nous exploitions leurs réserves énergétiques.

Actuellement, ils ont pris conscience de leur insouciance et savent que, désormais, ils pourront exiger des prix plus élevés pour leur pétrole. L'aspect positif de cette crise est que nous savons désormais que les ressources énergetiques sont rares et précieuses. Il nous reste à les économiser...

Il faut regretter, par ailleurs, que certains pays pauvres doivent actuellement surpayer comme nous le pétrole, bien qu'ils n'aient pas les moyens de le faire. C'est pourquoi les motos-pompes qui irriguent les rivières de l'Inde ou du Bengladesh, de Ceylan ou de Java, sont forcées de s'arrêter, faute de carburant.

FACE AU TIERS MONDE

- Comment un Bruxellois moyen peut-il soutenir le tiers monde? En participant à des collectes nationales? Opter pour un service civil de deux ans dans un pays en voie de développement en remplacement des habituelles obligations militaires?

- Je conseille toujours à un jeune de choisir les deux ans de coopération technique dans un pays en voie de développement, même si tout ce qu'il a la possibilité de faire là-bas n'est pas toujours extrêmement utile.
En découvrant sur place la situation de ces pays, il aura aumoins pris conscience de la gravité de la situation. Il pourra diffuser les résultats de son expérience auprès de quantité d'amis ou de connaissances lorsqu'il sera rentré dans son pays d'origine.

Si chaque Bruxellois réduit dès demain de moitié sa consommation de viande, la Belgique devra tôt ou tard diminuer ses achats de céréales, et ces dernières seront donc plus facilement disponibles pour alimenter les populations défavorisées.

Au niveau financier, sachez que quarante-cinq communes de Bretagne ont décidé de consacrer un pour cent de leur budget à l'aide au tiers monde. Cette mesure pourrait être très rapidement reprise par les différentes communes de Bruxelles...

On peut également soutenir des fondations actives, comme celle du père Pire.

Mais ces efforts sont incomplets si chacun d'entre nous n'opte pas pour le respect, pour l'accueil du tiers monde-parmi nous. Les travailleurs immigrés sont souvent reçus, en Europe occidentale, dans des conditions humainement inacceptables. Le racisme ne nous est, hélas!, pas étranger. On peut contribuer à l'alphabétisation ainsi qu'à la formation professionnelle d'immigrés. Par l'intermédiaire de ceux-ci, nous pouvons définir et nous intéresser aux difficultés éprouvées par leurs communautés d'origine.

Dans la banlieue parisienne, le groupement "Accueil et promotion" a sensibilisé un public très large aux problèmes du tiers monde en analysant, dans un premier temps, les conditions de travail des immigrés en France.

Après avoir donné une obole ou soutenu un travailleur immigré, il convient de comprendre que le problème dépasse les possibilités de toute action caritative et se pose à l'échelle des gouvernements, et implique donc, par conséquent, une action à caractère politique.

Les élections, qu'elles se déroulent en France ou en Belgique, ignorent purement et simplement ce problème qui est certainement le plus grave de notre époque.

- Croyez-vous réellement que ces actions individuelles aient un poids, une efficacité réelle? Les problèmes que vous analysez, en période électorale, ne sont pratiquement pas évoqués, ni par les hommes politiques, ni par la majorité des citoyens... La crise du pétrole ne nous impressionne que parce qu'elle menace- notre portefeuille!

- Les Pays-Bas ont boycotté le café angolais. Plus aucune firme de notre voisine nordique n'oserait actuellement acheter un grain de café à cette région.

L'opposition que des milliers de Belges ont menée contre "Brazil export" n'a pas été sans conséquences. Maintes actions doivent être menées. Elles ne changeront pas, d'un coup, la physionomie du monde. Pas à pas, on arrive à favoriser des réformes de structures qui se dérouleront ultérieurement.

Du réformisme à la révolution, voilà ma devise! Changeons immédiatement les éléments des problèmes auxquels nous pouvons nous attaquer dès maintenant, et analysons également les transformations plus fondamentales qu'il faudra envisager à plus longue échéance.

- Comment luttez-vous contre les voitures?

- De Saint-Etienne à Lyon, la voie ferrée longe la route. Cette nuit-là, j'ai compté deux personnes par wagon. Les voitures se succédaient sur la route à un rythme assez élevé.

7% d'entre elles transportaient une seule personne. Et 29%, deux personnes... Il fallait compter une centaine de véhicules avant d'en apercevoir un qui transportait plus de deux voyageurs. Quel gaspillage invraisemblable!

A Bruxelles, les tramways utilisent tantôt des voies qui leur sont propres, tantôt des artères où circulent également les différents moyens individuels de locomotion. Il faudrait que les tramways n'utilisent que des voies qui leur soient propres, ce qui permettrait d'accélérer leur vitesse et d'élargir leur clientèle.

LES CHOIX COLLECTIFS

- Pour quel type de vie en société optez- vous?

- Je revendique un monde de moindre injustice. Les uns se proclament chrétiens, les autres socialistes. On constate cependant que les injustices sociales n'ont jamais été aussi dramatiques.

Aujourd'hui, s'épanouir signifie uniquement s'enrichir, amasser des biens, être fier de son avoir et le montrer à ses voisins. Je préfère opter pour une société où chacun pourrait s'exprimer et se développer au service des communautés, des comités de quartier, de la commune, du pays et du monde.

Une société nouvelle épargnera dès maintenant les richesses naturelles afin de ménager l'avenir des prochaines générations.

- Vous parlez au nom de qui?

- 1 à 1,5 pour cent des Français prônent la révolution par la lutte armée.

Ceux qui préconisent une transformation réelle, mais moins radicale, de la société représentent une proportion beaucoup plus importante de la population française.

Leur action est inefficace parce qu'elle est dispersée. Que se réunissent donc tous ceux qui contestent notre civilisation qui détruit tant la nature que l'environnement et l'homme lui-même!

Il faudrait pouvoir compter avec la floraison des associations écologiques, le mouvement énorme qui rassemble les lycéens contre les réformes de l'armée, la prise de conscience des universitaires après mai '68, la révolte des paysans qui refusent de demeurer les sous-développés de l'économie occidentale, les revendications justifiées des immigrés, ces esclaves parmi nous... Il y a également les ouvriers qui travaillent à la chaîne et les vendeuses des grandes surfaces de distribution. Ils sont très nombreux, ceux qui recherchent une société qui favoriserait une communication plus aisée avec les autres, d'égal à égal.

- Si vous deviez accorder une priorité, choisir une seule réforme immédiate pour entamer dès aujourd'hui la transformation de la société?

- Les hommes nouveaux qui changeront notre façon de vivre, ils grandissent actuellement au sein des familles ou sur les bancs des écoles. Il faut changer notre système d'éducation en y introduisant, à chaque âge de la vie, une activité de travail manuel. Nos gosses sauraient ainsi se servir de leurs mains, produiraient des denrées agricoles ou des produits industriels, et apprendraient à les respecter.


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