Présentation Articles Pour agir Témoignages ATA: archives
conso loisirs

Articles

Nos médias (N°66 / 1er avril 2008)
"Une autre télévision est possible... mais pas souhaitable!" de Philippe Meirieu: Zapper l'attention et le désir?

Le professeur Philippe Meirieu publie régulièrement des ouvrages sur la pédagogie qui font autorité. L'automne dernier, il a signé aux éditions Chroniques Sociales un petit livre un peu différent de 130 pages au titre narquois: "Une autre télévision est possible... mais pas souhaitable!"(1).

Préférer la fange?

Il est logique –hélas!– que cet essai desservi par son titre qui fuit les sentiers battus n'ait pas retenu l'attention des médias écrits désormais en recherche de sensations fortes qui préfèrent miser sur les confessions, anonynes ou non, de "professionnels" du sérail qui dénoncent les pratiques du métier auquel ils collaborent eux-mêmes(2).

Et pourtant, pour une fois avec Meirieu, on ne contente pas de se délecter d'une simple découverte de la fange audiovisuelle mais on préfère partir à la recherche d'approches de solution pour un mieux disant médiatique. Serait-il si inconvenant, voire ringard, d'oser imaginer une évolution qui rendrait les télévisions plus proches du citoyen?

Trois mois après cette parution plutôt discrète, Nicolas Sarkozy annonça le 8 janvier 2008 son intention de supprimer la publicité sur le service public de l'audiovisuel dès 2009 pour "ne pas fonctionner uniquement sur des considérations mercantiles". Les médias s'intéressèrent surtout à la manière de financer cette évolution et tentèrent de partir à la recherche des intentions réelles du Président de la République. Par contre, deux éléments qui sont sans aucun doute essentiels dans ce débat sont passés au bleu: l'analyse détaillée des effets de la publicité (sur le public, sur l'élaboration des grilles des chaînes, sur la (dé)formation de la mentalité du personnel du service public) ainsi que l'évolution du contenu des programmes et des "pratiques" du diffuseur public ainsi libéré des contraintes publicitaires.

Pain bénit pour les journalistes qui chercheraient enfin à aborder sans oeillères la réforme Sarkozienne, le livre de Meirieu s'axe particulièrement sur ces thématiques mais il reste jusqu'à présent ignoré par la majorité des médias grand public.

On n'avancera pas tant que...

L'auteur disserte à partir de son vécu personnel puisqu'il est également responsable pédagogique de Cap Canal, la "télévision pour l'éducation" de Lyon dont on peut découvrir les multiples activités via un site internet bien fourni(3). Il s'agit "d'une alternative qui veut témoigner qu'il existe une autre manière de faire de la télévision et de faire de la télévision un outil de lien social".

C'est le point de vue du pédagogue qui rend ce livre indispensable au débat actuel. Philippe Meirieu revient sur le rôle majeur de la zapette qu'il avait déjà longuement analysé dans un livre-entretien conçu avec Jacques Liesenborghs, ancien vice-président écolo de la RTBF(4). Pour lui, la télécommande maîtrise notre phantasme de toute-puissance et notre volonté plus ou moins bien cachée de dominer et de soumettre le monde à nos caprices. Le succès de cet ustensile conditionne les chaînes à nous scotcher à leurs programmes pour tenter de faire croître leurs rentrées publicitaires. Ce qui les entraîne dans diverses surenchères permanentes: celles de la rapidité du montage, des effets de surprise, du spectaculaire, du "c'est bien ici que cela se passe", des choix d'invités, de la vulgarité, de la connivence, de l'exhibition de l'intime... Celle que Meirieu considère comme étant "la plus payante" étant la surenchère de la médiocrité. Mais pourquoi donc regardons-nous ainsi ce qui nous abaisse? "...Juste pour voir jusqu'où ils vont aller! La connerie est fascinante dès lors qu'elle est mise en scène par des experts sans scrupule".

Cette évolution n'est pas sans effets collatéraux et les décideurs politiques devraient y être plus attentifs. Pour l'auteur: "...Le zapping, systématisé par l'usage de la télévision, encouragé par l'ensemble des technologies qui, d'internet au téléphone portable, permettent d'espérer d'avoir tout-tout de suite, dynamite les capacités d'attention de l'enfant. Incapable de se fixer, il vit tout entier dans la pulsion. Il devient impossible pour lui de pactiser avec la durée, d'accéder au véritable désir. Car le désir, celui qui permet d'attendre et de goûter l'attente, se construit dans le renoncement à la satisfaction immédiate de la pulsion. C'est ce qui permet de s'engager, aussi bien avec quelqu'un que dans une tâche (...) On peut bien, ensuite, stigmatiser la baisse du niveau scolaire ou accuser l'inculture des enseignants: tant qu'on aura pas traité des questions de l'attention et du désir, tant qu'on n'aura pas mis en cause le système télévisuel, on n'avancera pas".

France-Belgique: mêmes combats

Philippe Meirieu est sans doute un martien qui tenterait de s'infiltrer au royaume du cynisme médiatique lorsqu'il s'interroge ainsi: "Et si la télévision, contre toute attente, pouvait devenir un moyen pour recréer du lien social?". Pour ce faire, il rappelle notamment à l'ordre le Conseil supérieur de l'audiovisuel (le CSA francais... sur lequel se calque le CSA de la Communauté française?) en lui demandant de mieux réguler le paysage audiovisuel en fonction des besoins fondamentaux d'une recherche du "bien commun". Pour lui, le CSA "...n'a aucune vision globale et citoyenne de la télévision. Il prétend contrôler certains aspects de celle-ci, mais sans jamais penser à son impact, à sa fonction sociale, à son rôle dans la construction d'une société plus démocratique". L'action du régulateur "correspond à une vision gestionnaire et politicienne des médias, une manière de laisser la bride sur le cou aux pouvoirs financiers, économiques et politiques". L'un des exemples les plus parlants qu'il propose pour étayer ce constat: le fait que le régulateur invervient fréquemment pour que des séries jugées trop violentes soient diffusées en fin de soirée "...mais jamais pour qu'une émission culturelle, jugée essentielle, soit diffusée en prime time".

Bien entendu, le changement devra venir aussi d'une évolution radicale des mentalités: "...Ceux qui gouvernent notre télévision sont des peines-à-jouir. Ils ne parviennent pas à comprendre que chacun peut trouver de belles satisfactions à entrer dans l'intelligence du monde même un soir de fatigue, et même en prime time (...) Ils semblent avoir oublié à quel point les enfants, mais aussi les adultes, peuvent avoir infiniment d'attention dès lors qu'on s'adresse à eux pour les instruire des choses de la vie".

La première émission d'"InterMédias" présentée par Alain Gerlache sur La Une vers 22H00, le 10 mars dernier, montrait ce fait d'une façon magistrale. Jean-Paul Philippot, l'administrateur général de la RTBF, y trouvait, moue à l'appui, particulièrement inconvenante la pertinente proposition du professeur de l'UCL, Frédéric Antoine, qui considérait que cette "mensuelle" qui analyse l'évolution médiatique était une émission qui concerne tous les téléspectateurs et que, s'il y avait moins de pression publicitaire sur l'élaboration des grilles du service public, elle aurait sa place au prime time...

Le livre "Une autre télévision est possible" alligne nombre de propositions concrètes d'autres programmes à sélectionner sur base d'expériences réussies dans d'autres pays comme l'Allemagne ou dans des médias français confidentiels.

Ainsi, on découvre comment, sans aucune concertation, des aspirations analogues se retrouvent tant en France qu'en Belgique. Philippe Meirieu détaille, par exemple, le contenu de "Allée de l'enfance", un magazine diffusé par Cap Canal: "des points de repère pour comprendre des questions éducatives aussi diverses que le sommeil, la communication virtuelle, le devoirs à la maison, la timidité, les rapports entre frères et sœurs, la culture manga ou l'homoparentalité...". On se souvient alors que la seule nouvelle émission qui doit désormais être diffusée régulièrement "à une heure de grande écoute" en télévision à la RTBF est un programme de variétés! La ministre Fadila Laanan et la direction ertébéenne ont préféré cette option à la demande pressante d'associations d'enseignants et de parents de créer un rendez-vous axé sur la parentalité.

À l'inverse, c'est chez nous qui pratiquons la règle "des cinq minutes"(5) que l'auteur pourrait découvrir la concrétisation d'un de ses rêves: "...Une interdiction totale de toute publicité et de tout sponsoring dans le quart d‘heure qui précède et le quart d'heure qui suit toute émission à destination du jeune public".

Cette dernière remarque permet de constater que quelques désirs "citoyens" émergent et se concrétisent tant en France qu'en Communauté française de Belgique. Les expériences des uns et des autres méritereraient sans doute d'être mieux partagées pour renforcer ce souffle qui commence à déstabiliser tant de "faiseurs d'audiovisuel" qui ne croient pas encore à nos rêves d'un avenir médiatique qui tendrait à élever le public plutôt que de le rabaisser.

Bernard Hennebert
bernard.hennebert@consoloisirs.be

(1) www.chroniquessociales.com
(2) Les Animatueurs de Michel Malausséna (Editions Jean-Claude Gawsewitch) et Madame, Monsieur, Bonsoir ou Les dessous du premier JT de France de Patrick Le Bel (Editions Panama).
(3) www.capcanal.com
(4) L'enfant, l'éducateur et la télécommande (Editions Labor, Collection Trace).
(5) Les programmes destinés spécifiquement aux moins de 12 ans ne peuvent pas être entourés de publicité ou de sponsoring durant les cinq minutes qui les précèdent et les suivent.



top Haut de page
consoloisirs